Les addictions - qu’elles concernent des substances psychoactives ou des comportements comme l’hyperconnexion - représentent un enjeu majeur pour les entreprises. Elles font augmenter les risques professionnels comme les accidents, détériorent la santé des salariés et la qualité de vie au travail. Pourtant, des leviers d’actions existent en entreprises, à condition de placer le dialogue et la concertation au cœur de leur politique de prévention.
Alexis PESCHARD, addictologue et président du cabinet GAE Conseil, expert des addictions en entreprise, dresse dans cette interview un panorama des addictions rencontrées en milieu professionnel et les solutions pour agir.
Alexis PESCHARD : Il existe deux grandes familles d'addictions : celle qui concerne la consommation de produits psychoactifs et les addictions dites sans produits. La première fait référence à la consommation d'alcool, de tabac, de produits stupéfiants et de médicaments psychotropes. En ce qui concerne les addictions dites sans produits, les employeurs sont essentiellement confrontés au phénomène de l'hyperconnexion. Il existe aussi l'addiction au travail et celle liée aux jeux d'argent comme les paris sportifs.
A.P. : Les 3 produits les plus consommés en France sont le tabac, l'alcool et le cannabis. Le cannabis arrive en première position des produits illicites et stupéfiants aussi bien pour les actifs que pour la population française de manière générale. Selon les données de la Cohorte CONSTANCES publiées en 2021 par la MILDECA, 8% des hommes consomment du cannabis au moins une fois par semaine, contre 4% des femmes.
Chez les actifs, 19,8% des hommes et 8% des femmes ont un usage dangereux d'alcool et ce risque est même de 10,7% chez les femmes cadres. Un usage dangereux signifie qu’il va au-delà des recommandations de consommation à moindre risque de Santé publique France qui sont les suivantes : ne pas consommer plus de 2 verres d’alcool par jour et pas plus de 10 verres par semaine.
A.P. : Nous rencontrons une explosion de la consommation de cocaïne en France. Le produit est devenu plus accessible et moins cher. On estime que 3% des Français en ont consommé dans les 12 derniers mois. Ce chiffre a plus que triplé entre 2017 et 2023. 10% des Français de plus de 18 ans ont essayé au moins une fois dans leur vie de la cocaïne alors que ce chiffre était de l’ordre de 3 ou 4% dans les années 2000. Nous sommes également confrontés à l'émergence de nouveaux produits de synthèse. Ils imitent à chaque fois une molécule de base, mais ils sont plus additifs, plus toxiques, plus dangereux car ils augmentent les risques de surdose.
A.P. : Des métiers sont effectivement plus à risque comme l'hôtellerie et la restauration, l'agriculture, le transport, notamment le transport de voyageurs, la logistique, la construction, et tout ce qui est en lien avec les métiers des arts. Les salariés qui sont en relation directe avec un public sont également plus à risque de développer des conduites addictives.
A.P. : L'addiction est une maladie chronique qui se caractérise par un besoin irrépressible de consommer ou de pratiquer une activité qui a un caractère addictogène. Il est possible de déterminer si une personne a une addiction grâce à la méthode des 5C (Pr Laurent KARILA) :
À partir du moment où les 5C sont présents pendant une période d'au moins 12 mois consécutifs, nous pouvons considérer que la personne est dans une situation de dépendance ou d'addiction. La part des salariés dépendants à un produit ou un comportement représente entre 8 à 12% de salariés.
A.P. : Les addictions ou le risque addictif ne sont pas considérés comme un risque professionnel à part entière. Un risque professionnel sous-tend qu'il est lié directement ou généré par l'organisation du travail. Les addictions ont des origines plus complexes. Certaines organisations peuvent avoir des facteurs de risque pour favoriser l'émergence de certaines pratiques ou comportements à risque mais l’addiction peut avoir une origine qui est totalement extérieure au travail.
En revanche, ce n'est pas parce que l’addiction n'est pas un risque professionnel que l'employeur ne doit pas le prendre en compte. L’addiction vient majorer l'ensemble des risques professionnels : le risque routier, les chutes de plain-pied, les risques psychosociaux et la dégradation du climat social. Dans les accidents de travail, une part importante est liée à la consommation d'un produit ou à des phénomènes d'hypovigilance, de dette de sommeil.
A.P. : Les pratiques addictives comportent des risques pour la santé et la sécurité des salariés. Rappelons que l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité des employés. Il doit à ce titre prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger leur santé (article L. 4121-1 du Code du travail). Les pratiques addictives doivent donc être inscrites dans le Document Unique d'Évaluation des Risques Professionnels (DUERP) afin de mettre en place des mesures de prévention adaptées.
Pour cela, l’entreprise doit procéder à un état des lieux des risques professionnels et identifier les postes à risques. L’entreprise peut également modifier son règlement intérieur notamment pour encadrer ou interdire la consommation d’alcool sur le lieu de travail et pratiquer des opérations de dépistage. L’ensemble de cette démarche doit être réalisée en concertation étroite et en amont avec les partenaires sociaux, les services de prévention et de santé au travail (SPST), le conseil économique et social (CSE). Elle doit également s’inscrire dans une politique de prévention santé plus globale. Par ailleurs, instaurer un dialogue avec l’ensemble des acteurs concernés est un prérequis indispensable et doit être mis en place le plus en amont possible. Cette concertation permet de faciliter l’adhésion de tous à cette démarche de prévention mais aussi de mieux identifier l’ensemble des risques et construire une feuille de route durable.
A.P. : La première crainte pour un manager ou même un collègue est celle de la légitimité à aborder ce sujet. Le plus important, c'est d'aborder le sujet avec bienveillance et d’entamer un dialogue. Pour cela, je recommande de recevoir le salarié en entretien. Le manager peut démarrer la conversation en se basant sur des faits (performance, relation avec les autres …).
À partir de là, il peut demander au collaborateur comment il est possible de l’aider. Il peut évoquer un problème d’addiction en précisant que la personne n’est pas obligée de répondre mais en expliquant qu'il existe des ressources et des solutions pour l’aider. Le manager et le collaborateur peuvent également fixer ensemble des objectifs et se revoir 3 semaines ou un mois après sur cette base. Le fait d’aborder le sujet avec son manager peut être une des pièces du puzzle pour l’aider à sortir du déni.
A.P. : Il existe 2 catégories de signaux qui doivent alerter l’entreprise. Les premiers sont ceux liés à l'activité ou le comportement au travail comme une baisse de la performance, des oublis, des absences injustifiées, des retards au travail, les relations aux autres… Ensuite, il y a les indicateurs liés à la santé : des tremblements, des propos incohérents, une démarche titubante, des phénomènes de désinhibition… Ces signaux doivent faire réagir. Il en va de la responsabilité de tous, y compris sur le plan juridique, sinon c'est de la non-assistance à personne en danger. Si un salarié se trouve dans un état aigu, il faut le mettre en sécurité et contacter le 15.
A.P. : Il est possible de sensibiliser le personnel en relayant des grandes campagnes de santé publique tel que le Mois sans tabac et le Dry January. L'entreprise peut rappeler les numéros verts qui sont gratuits comme celui d’Alcool Info service, Drogues Info service ou Joueurs Info service qui sont gérés par Santé Publique France. L’employeur peut faire la promotion du site Addict’AIDE. Il s’agit d’un site grand public qui fournit de l'information sur les addictions ainsi que des tests d'évaluation ou d'autodiagnostic, validés scientifiquement. Le site met à disposition un annuaire pour trouver un lieu de consultation partout en France.
L’entreprise peut également mettre en place des ateliers de sensibilisation à destination de tous les salariés, afin d’aborder ces sujets de manière ludique et sans stigmatisation. Cela fait partie d’une démarche de prévention qui valorise le dialogue et s’emploie à lever les tabous.
A.P. : Il est important que la ligne managériale et les RH puissent recevoir des formations sur les points suivants : la posture à adopter, identifier et gérer un état inhabituel, accompagner un salarié en difficulté. Il faut aider les managers à savoir se positionner quand un membre de son équipe a une problématique d’addiction, à la fois vis-à-vis du salarié en question mais aussi du reste de son équipe. Des référents addiction peuvent également être désignés et formés dans l'entreprise pour venir en aide aux salariés dépendants.
A.P. : La plateforme Addict’AIDE Pro contient plus de 100 fiches pratiques pour aider les entreprises à construire leur politique de prévention, accéder à des exemples pour leur règlement intérieur, savoir comment traiter spécifiquement la question des médicaments ou du cannabis. Ils trouveront un listing des acteurs qui peuvent intervenir et les aider à mener une politique de prévention des conduites addictives. La Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA) a mis en place une charte à travers laquelle les entreprises peuvent formaliser leur engagement en matière de prévention au risque addictif. En signant cette charte, elles accèdent à une boîte à outils qui va leur permettre de mener et de choisir les actions les plus adaptées en matière de prévention.
Le risque lié aux addictions, bien réel dans les entreprises, ne doit pas être un tabou. En instaurant un dialogue ouvert et bienveillant, les entreprises peuvent prévenir les conduites addictives, protéger la santé et la sécurité des salariés et renforcer la qualité de vie au travail.
Notre portail Préventelis peut vous aider à amorcer cette démarche en vous aidant à identifier les risques dans votre DUERP et en vous mettant en contact avec notre réseau de partenaires qualifiés pour mettre en place des actions de prévention adaptées.